La justice ouest-allemande face aux médias (1945-1963). L’impossible relation de confiance ? | Nathalie Le Bouëdec
Nathalie Le Bouëdec, La justice ouest-allemande face aux médias (1945-1963). L’impossible relation de confiance ?, Paris : Presses universitaires du Septentrion, 2024, coll. « Europe, Europe(s) », 366 p.
Compte rendu par Aurore Gaillet (École de droit de l’Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou, membre de l’Institut Universitaire de France)
Professeure des universités en civilisation allemande, Nathalie Le Bouëdec est une germaniste dont les recherches sont précieuses pour les juristes. Ceux qui étudient la pensée juridique allemande connaissent déjà ses écrits sur Gustav Radbruch, philosophe et homme politique socialiste (1878-1949) ou sur Hermann Heller, juriste et philosophe politique (1891-1933), l’un de ceux que Peter Häberle a qualifiés de « géants de Weimar »[1].
Ceux qui s’intéressent aux ruptures et continuités du xxe siècle allemand trouveront de nouvelles sources de réflexions dans ses derniers travaux. Le dossier présenté pour son habilitation à diriger des recherches s’intitule en effet « De Weimar à Bonn : justice, droit et démocratie en Allemagne au xxe siècle » – il n’est du reste guère surprenant que la garante en soit Hélène Miard-Delacroix, elle-même germaniste et « passeuse » fondamentale pour les relations franco-allemandes. Le livre ici présenté s’inscrit dans la continuité de ce cheminement intellectuel. Les relations entre justice, droit et démocratie sont de toute évidence au cœur d’une étude envisageant les rapports entre justice et médias sous le prisme d’une « impossible relation de confiance » (sous-titre de l’ouvrage). La période choisie (1945-1963) est précisément déterminante pour la compréhension de la reconstruction de cette relation, incluant le tournant de l’« Après-guerre » (Nachkriegszeit) de 1945-1949, et allant jusqu’en 1963, période de « l’ère Adenauer » (1949-1963), premier Chancelier de l’Allemagne de l’Ouest après l’entrée en vigueur de la Constitution de la République fédérale d’Allemagne (Grundgesetz de la RFA, jusqu’en 1990, avant de devenir, depuis lors, la Constitution de l’Allemagne réunifiée).
Le projet de l’ouvrage est stimulant. Se présentant comme différent de ce que l’on pourrait attendre à première vue, il ne se focalise pas sur le passé national-socialiste – même si celui-ci est immanquablement présent tout au long de cette étude des rapports entre la justice et les médias dans la période charnière de la reconstruction allemande, post-Seconde Guerre mondiale. Plus spécialement, retracer l’« histoire culturelle de la justice ouest-allemande » supposait d’analyser les discours des acteurs, afin de comprendre comment l’institution judiciaire s’est adaptée aux transformations du paysage médiatique, ces mutations accompagnant elles-mêmes le processus de démocratisation et de modernisation de la société.
Il fallait cependant tenir compte de la diversité des acteurs : il n’y a pas « une » justice, en dépit d’une certaine homogénéité sociologique ; et le générique « médias » renvoie à une réalité complexe, des grands médias (Leitmedien) à la presse de boulevard, sans compter les disparités régionales. De même, il n’y a pas « un » discours judiciaire sur les relations avec les médias. Tout en s’efforçant d’écarter de telles simplifications caricaturales, la structure chronologique adoptée dans l’ouvrage permet de relever de grandes tendances, à même de guider le lecteur dans sa compréhension de ce passionnant sujet.
Commençant par les années 1945-50, la première partie (« Des rapports placés sous le signe de la crise ») met au jour un climat de tension, sur fond de continuité des controverses des années 1920 de Weimar et de bouleversements liés aux difficultés, tant de la « dénazification » que de la reconstruction de la justice après-guerre. Ce mélange de changement et de continuité, caractéristique de cette période, se manifeste dans les réactions des juges et de leurs représentants face aux critiques accompagnant la couverture médiatique d’affaires judiciaires sensibles, souvent liées au passé national-socialiste : d’un côté, les réactions sont qualifiées de défensives et conservatrices, la volonté de contrôler l’information manifestant une défiance face aux médias ; d’un autre côté, cela n’est pas exclusif d’une quête de dialogue, prélude à la reconnaissance de ce partenaire désormais incontournable de la société de communication.
La deuxième partie du livre s’arrête ensuite sur les années 1950, caractérisées par un relatif apaisement des relations entre justice et médias (« Une normalisation fragile des relations au cours des “brèves années 1950” »). Il est ici bienvenu de rappeler l’évolution du contexte général : s’il faut attendre Willy Brandt pour véritablement « oser plus de démocratie » (déclaration devant le Bundestag de 1969) et que prévaut, sous l’ère Adenauer, une conception restrictive de la liberté de communication, cela n’empêche pas une évolution des discours et des pratiques. L’analyse du rôle des services de presse (Pressestellen) des tribunaux locaux et régionaux est particulièrement éclairante à ce titre. La création de ces services dans les années 1920, sous Weimar, relevait déjà d’une stratégie de relations publiques, que l’on peut qualifier d’ambivalente, visant tout à la fois à contrôler l’information et à identifier les partenaires d’un nécessaire dialogue. Il est dès lors tout à fait opportun d’étudier leur rôle et leurs conditions de travail dans les années 1950 lorsque, une fois refondés, ces services ont été appelés à jouer un rôle d’interface dans le nouveau cadre démocratique. Cela n’est cependant qu’un exemple de cette riche partie de l’ouvrage, qui se conclut sur le constat de la fragilité du dialogue. Les tensions de la fin des années 1950 augurent déjà d’autres difficultés, dans un contexte de profonde transformation de l’espace public médiatique.
Tel est l’objet de la troisième et dernière partie de l’ouvrage, « La justice face à la transformation de l’espace médiatique (fin des années 1950-1963) ». S’y retrouve l’un des attraits de l’histoire culturelle ici relatée, qui tend à inscrire l’analyse du discours des acteurs, ici médias et justice, dans leur contexte historique, politique et social. Or, dans cette période de la fin de l’« ère Adenauer », se conjuguent divers facteurs de tension, du retour du passé national-socialiste aux nouvelles formes de médiatisation de la justice, à la faveur d’une couverture renforcée des grandes affaires judiciaires. Déjà les scandales les accompagnant, la personnification voire « starisation » des acteurs annoncent les nouvelles donnes, auxquelles l’institution judiciaire doit s’adapter. Ici aussi, les exemples concrets, montrant une justice sur la défensive face aux critiques des médias, ou parfois, à l’inverse, s’arrêtant sur des acteurs, juges ou procureurs, « sortant du rang », sont instructifs : ils sont en effet nécessaires pour une véritable plongée dans cette période, qui demeure une période de transition pour la jeune République fédérale d’Allemagne.
Au-delà des cas précis, l’étude est également propice à la réflexion sur l’adaptation des acteurs de la justice à l’évolution de l’espace médiatique. Dès lors, la conclusion de l’ouvrage, indiquant que « la question de la démocratie était au cœur de l’étude », apparaît pleinement justifiée. Au vu de l’importance de l’espace public médiatique pour le débat public, la question démocratique n’est en effet jamais loin. Et il est évident que la justice en est un acteur déterminant. On aurait pu attendre quelques remarques conclusives comparées vers le temps présent (les relations de confiance demeurent-elles « impossibles », plus encore à l’heure des réseaux sociaux ?) ou vers l’espace franco-allemand (l’absence d’équivalent français des Justizpressestelle, favorisant une coopération institutionnalisée entre les médias et la justice ainsi que la formation de journalistes spécialisés, n’est-elle pas un facteur de défiance supplémentaire ?). Mais tel n’était pas l’objet de cet ouvrage, qui devait déjà intégrer la double référence historique de Weimar et du traumatisme nazi pour nous offrir une meilleure compréhension de la période 1945-1963. À cet égard, le pari est pleinement réussi.
[1] Peter Häberle, « Die Verfassungsgerichtsbarkeit auf der heutigen Entwicklungsstufe des Verfassungsstaates », EuGRZ, 2004, p. 117-124, en part. p. 117.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ds (29 septembre 2025). La justice ouest-allemande face aux médias (1945-1963). L’impossible relation de confiance ? | Nathalie Le Bouëdec. Droit & Société. Consulté le 9 octobre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14rpi





