Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à (presque) aimer le recours à l’article 11 pour réviser la Constitution. [Par Mathieu Carpentier]

Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à (presque) aimer le recours à l’article 11 pour réviser la Constitution. [Par Mathieu Carpentier]

An old, yet still unsettled debate has resurfaced in the recent weeks on whether or not it is lawful for the President of the French Republic to call an Article 11 referendum for the purpose of amending the Constitution. In this blog, I try and analyse the weaknesses of the points generally made in favour of either side. Then I try to elaborate new arguments in favour of the claim – shared by a majority of French scholars – according to which it is unlawful for the President to have the Constitution amended through an Article 11 referendum. Yet I acknowledge that this matter is ultimately ridden with indeterminacy.

 

On a vu dernièrement ressurgir un débat ancien, mais jamais complètement réglé, sur la licéité du recours par le président de la République à la procédure de l’article 11 al. 1 et 2 de la Constitution pour réviser cette dernière. Le présent billet analyse les faiblesses des arguments généralement avancés en faveur des deux thèses en présence. Il tente ensuite de présenter des arguments nouveaux en faveur de la thèse, majoritaire, de l’illicéité du recours à l’article 11, même s’il reconnaît in fine que la question demeure largement indéterminée.

 

Mathieu Carpentier, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole

 

Après la tragédie de 1962, la farce de 2018. Le valeureux Gaston Monnerville a cédé sa place au patelin Gérard Larcher, mais rien, ou si peu, n’a changé. Il n’y aura pas de révision de la Constitution qui n’ait passé sous les fourches caudines des exigences sénatoriales : autrement les foudres de Monsieur Veto anéantiront tous les espoirs de Jupiter. Tous ? Non. Le président de la République songerait, nous dit-on, à mettre en œuvre l’article 11 de la Constitution et à renvoyer à ses bonnes œuvres départementales le troisième personnage de l’Etat.

 

Il y a peu, l’auteur de ces lignes se serait rangé aux cris d’orfraies de la doctrine majoritaire. L’article 89 de la Constitution, et lui seul, régit la procédure de révision constitutionnelle. Toute autre voie serait celle d’un coup d’Etat institutionnel, ce qui est précisément ce que le général de Gaulle a accompli en 1962 et ce qu’il a échoué à faire en 1969. J’en suis toutefois venu à nourrir quelques doutes à l’endroit de cette position doctrinale. La conversion à la thèse minoritaire n’est toutefois pas acquise ; mais tout au moins aurai-je essayé de sortir du sommeil dogmatique qui était le mien jusqu’à présent.

 

Les arguments que les tenants de la thèse minoritaire apportent au soutien de la licéité du recours à l’article 11 sont, il faut le reconnaître, parfois très faibles. On peut en isoler deux en particulier : l’argument matériel (I) et l’argument de l’injusticiabilité (II). Cependant l’argument principal avancé par la doctrine majoritaire, qui repose sur une forme « d’exception de procédure parallèle », est vicié par un défaut quasi-fatal (III). On tentera cependant d’avancer trois arguments en faveur de la thèse majoritaire (IV).

 

I. La faiblesse de l’argument matériel

 

On peut résumer l’argument principal de la doctrine minoritaire de la manière suivante. L’une des matières que l’article 11 ouvre au référendum est « l’organisation des pouvoirs publics ». Or le propre de la Constitution est précisément de régler l’organisation des pouvoirs publics ; cette dernière appartient par excellence à la matière constitutionnelle. Ainsi, par dérogations aux règles de l’article 89, serait autorisé par l’article 11 un référendum constitutionnel portant sur les dispositions « institutionnelles » de la Constitution. Dès lors, puisque modifier le mode d’élection du président de la République concerne bien l’organisation des pouvoirs publics, il se déduit que l’article 11 pouvait donc bien être utilisé en 1962. En ce qui concerne, en revanche, les dispositions « substantielles » de la Constitution ou du bloc de constitutionnalité, en particulier celles relatives aux droits et libertés fondamentaux, il faudrait en passer par la procédure de l’article 89, puisque les droits fondamentaux ne sont pas inclus par l’article 11 dans le domaine de la loi référendaire.

 

Cet argument, convaincant de prime abord, ne résiste toutefois pas à l’analyse. Il y a à cela deux raisons.

 

Tout d’abord, il semble reposer sur l’adage lex specialis derogat generali. Il y a une règle générale, qui est celle de l’article 89, et une règle spéciale, qui ne porte que sur une partie de la matière constitutionnelle, qui est celle de l’article 11. Or cela n’est pas tout à fait le cas. Le champ d’application de l’article 11 – à supposer même qu’il permette la révision constitutionnelle – est à la fois plus étroit que celui de l’article 89 (il exclut les dispositions substantielles) et plus large (il comporte des domaines étrangers à la révision). On a donc ce qu’Alf Ross appelle un conflit partiel-partiel de normes – où deux normes dont le champ d’application se recoupe en partie – et non un conflit toti-partiel – où l’une des deux normes a son champ d’application inclus dans celui de l’autre (v. A. Ross, On Law and Justice, Londres, Stevens and Sons, 1958, p. 129). Pour cette raison l’adage lex specialis ne trouve pas à s’appliquer, puisqu’aucune « loi » n’est plus « spéciale » que l’autre. De surcroît, pris à la lettre, l’adage Lex specialis, s’il devait s’appliquer au profit de l’article 11, devrait entraîner l’impossibilité de recourir à l’article 89 pour réviser la Constitution dans sa dimension institutionnelle. Voilà qui semble excessif !

 

Ensuite, et surtout, la révision est une opération formelle qui en tant que telle est indifférente à la « matière constitutionnelle ». Le rattachement d’une norme à la matière constitutionnelle n’est une condition ni nécessaire ni suffisante pour qu’une révision constitutionnelle soit requise. Une révision constitutionnelle n’est requise que dans deux cas : d’une part lorsqu’on souhaite modifier le texte constitutionnel – ce qui n’est pas nécessairement l’équivalent d’une modification de la norme constitutionnelle (par ex. corriger la célèbre coquille de l’article 16) – ; d’autre part lorsqu’on souhaite introduire dans le droit positif une norme qui entre en conflit avec une norme constitutionnelle. Pour prévenir le conflit, il est alors nécessaire de conférer à cette norme un rang constitutionnel. En dehors de ces hypothèses, une disposition « matériellement constitutionnelle » n’a pas besoin d’être portée au rang constitutionnel pour être introduite dans le droit positif. Rien ne s’y oppose, naturellement, mais la révision est alors purement facultative et elle a pour seul objet de protéger la norme contre une modification ou une abrogation législative. Ainsi, rien n’exigeait que l’article 66-1 fût introduit dans la Constitution ; le seul effet de cette révision est d’empêcher le législateur ordinaire de rétablir la peine de mort. On peut donc tout à fait reconnaître que l’article 11 porte en partie sur une matière constitutionnelle, mais ce seul fait, en tant que tel, n’implique pas (ni d’ailleurs exclut) que soient concernées les dispositions qui, pour être introduites dans le droit positif, devraient nécessairement résulter d’une révision constitutionnelle.

 

II. La faiblesse de l’argument de l’injusticiabilité

 

Le deuxième argument généralement invoqué par les partisans de la thèse minoritaire est le caractère injusticiable du recours à l’article 11. Dès lors que le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour connaître d’un recours dirigé contre la loi référendaire (v. Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, confirmée, sur des fondements d’ailleurs différents, par la décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, dite Maastricht III), la question du recours à l’article 11 est implicitement réglée.

 

Cet argument repose sur un sophisme ; il repose également sur une prémisse fausse.

 

Un sophisme tout d’abord. Le Rapport Vedel a certes pu affirmer (JO du 16 février 1993, p. 2549) que si on attribuait, comme il le préconisait, au Conseil constitutionnel compétence pour statuer sur la conformité à la Constitution du projet de loi référendaire, il en résulterait nécessairement l’impossibilité de recourir à l’article 11 pour réviser la Constitution. Mais la converse ne vaut pas. De fait, la licéité d’un acte ou d’un fait ne se mesure pas à sa justiciabilité, c’est-à-dire au fait qu’un juge puisse attacher à cet acte ou à ce fait la sanction prévue par le droit. Cette conception centrée sur le juge a de quoi surprendre non seulement le théoricien du droit, mais surtout le constitutionnaliste. De nombreux systèmes juridiques (le droit international public, par exemple) s’abstiennent de conférer au juge le monopole de l’application du droit. Surtout, des pans entiers du droit constitutionnel français sont soustraits à la mainmise du juge. Si le président de la République, en violation du principe « dissolution sur dissolution ne vaut » consacré par l’article 12 al. 4 de la Constitution, dissout l’Assemblée nationale deux mois après l’avoir une première fois dissoute, l’incompétence de tout juge pour statuer sur cette décision n’empêche pas qu’on puisse raisonnablement parler de violation de la Constitution.

 

On objectera alors, invoquant quelque version simplifiée de la dite « théorie réaliste de l’interprétation », qu’en l’absence d’interprète juridictionnel, c’est le président de la République qui devient l’interprète authentique de l’article 11 ou, dans notre exemple, de l’article 12. Or nul ne nie que la décision de recourir à l’article 11 en 1962 ait permis au général de Gaulle de faire entrer dans le droit positif français le règle de l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct. L’injusticiabilité exclut que cette décision puisse être annulée ou abrogée par un organe juridictionnel : elle donne donc de facto au président de la République le dernier mot. Mais cela ne prive pas de son objet la question de la conformité à la Constitution de sa décision. De manière générale, il arrive fréquemment (c’est un truisme) qu’un système juridique comprenne des normes inconstitutionnelles. Leur caractère inconstitutionnel ne s’oppose pas à ce que ces normes appartiennent pleinement au système juridique, dès lors que l’absence de contrôle de constitutionnalité de ces normes implique que leur auteur ait, de facto, le dernier mot. La théorie réaliste a uniquement besoin d’affirmer que ce dernier mot prive de toute pertinence, pour l’appréciation de l’appartenance de la norme au système juridique, la question de son éventuelle contrariété avec une norme supérieure. Il ne s’en déduit pas que ce dernier mot rende, par miracle, conforme à la constitution une norme qui ne le serait pas au départ. (V. généralement A. Le Pillouër, « Indétermination du droit et indétermination du langage », Droit & Philosophie, 9-1, en ligne).

 

Une prémisse fausse, ensuite. Il n’est pas tout à fait exact que la décision du président de la République de soumettre un projet de loi constitutionnelle au référendum de l’article 11 soit complètement injusticiable. Comme nous l’avons rappelé dans un précédent billet (http://blog.juspoliticum.com/2016/10/28/les-referendums-projetes-par-m-sarkozy-ne-sont-pas-incontestables/), la jurisprudence Hauchemaille (Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000) confère au Conseil constitutionnel, saisi en ce sens avant la tenue du référendum, compétence pour contrôler les actes réglementaires préparatoires, à commencer par le décret de convocation. Certes, le Conseil constitutionnel n’a jamais fait application positive de cette jurisprudence ; et certes, les conditions qu’il fixe à sa propre compétence sont relativement strictes : il n’est disposé à l’exercer que dans les cas « où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle des opérations référendaires, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics ». La question de savoir si le Conseil jugerait recevable, au regard de ces conditions, un moyen tiré de l’incompétence ratione materiae (ou du détournement de procédure) du président de la République, si celui-ci décidait d’avoir recours à l’article 11 pour réviser la Constitution, demeure certes ouverte.

 

III. La faiblesse de la thèse majoritaire

 

Les propos qui précèdent semblent conforter la thèse majoritaire selon laquelle la mise en œuvre par le président de la République de l’article 11 pour réviser la Constitution est contraire à celle-ci. Il est néanmoins permis de nourrir quelques doutes à son égard.

 

L’argument principal avancé à son appui repose sur une forme d’exception de procédure parallèle. La Constitution consacre un titre spécial (titre XVI) à la révision constitutionnelle. Les dispositions de l’article 89 doivent donc être comprises comme exclusives de tout autre mode de révision constitutionnelle. On pourrait sinon admettre qu’une loi ordinaire révise la Constitution, dès lors qu’il est admis que des lois ordinaires puissent concerner « l’organisation des pouvoirs publics ». Pas plus que la loi ordinaire, la loi référendaire prise sur le fondement de l’article 11 ne peut donc empiéter sur les matières réservées par l’article 89 à la révision constitutionnelle – ces matières correspondant aux deux types de situations dans lesquelles la révision est requise, cf. supra. Aucune norme dont l’introduction en droit positif français exige une révision constitutionnelle ne peut donc être prise par la voie référendaire de l’article 11.

 

La faiblesse de cet argument peut cependant être montrée au moyen d’un raisonnement par l’absurde. La Constitution prévoit certes une procédure spéciale de révision constitutionnelle. Mais elle prévoit également une procédure spécifique d’adoption de la loi ordinaire (articles 39 à 45) et organique (article 46). (On laisse ici de côté les lois de finances et de financement de la sécurité sociale qui n’entrent a priori pas dans le périmètre matériel de l’article 11). Pris dans ses conséquences extrêmes, l’argument de l’exception de procédure parallèle devrait impliquer qu’aucun référendum ne soit licite dès lors qu’il porterait sur une matière réservée par la Constitution à la loi ordinaire ou organique ! Il en résulterait que l’article 11 ne pourrait jamais être mis en œuvre sans que la Constitution ne soit violée.

 

Ce raisonnement par l’absurde ne prouve pas, à lui seul, la licéité du recours à l’article 11 pour réviser la Constitution. Mais il montre que son illicéité ne saurait provenir de la seule existence d’une procédure spécifique.

 

On peut lui opposer deux objections, qui sont toutefois d’une portée limitée. La première est tirée de l’interprétation de l’article 89 lui-même. Il dispose en effet, en son alinéa 2, que « le projet (…) de révision doit être (…) voté par les deux assemblées en termes identiques » ; il en résulterait que tout projet de révision devrait être voté en termes identiques par les deux assemblées, excluant, par là même, le recours direct au peuple. Cette objection peut néanmoins être réfutée. Tout d’abord « le projet de révision » peut être entendu comme dénotant « le projet de révision au sens de l’article 89 », laissant ouverte la possibilité d’une procédure parallèle. Ensuite, l’article 24 de la Constitution, dans sa rédaction résultant de la révision du 23 juillet 2008, dispose que « le Parlement vote la loi ». En vertu de la valeur impérative de l’indicatif dans la Constitution française, cet article 24 devrait alors s’entendre comme réservant au Parlement la compétence pour voter la loi ordinaire et l’organique. Cette interprétation exclurait alors le « vote » d’une loi par une entité autre que le Parlement, fût-ce le peuple se prononçant par référendum.

 

La seconde objection est tirée de la rigidité constitutionnelle. La Constitution française est rigide, et suppose donc que des conditions plus restrictives soient posées à la révision au regard de celles qui président à l’adoption de la loi ordinaire. L’usage d’une procédure commune aux lois ordinaire, organique, et constitutionnelle serait en principe exclu. Cette objection n’emporte pas davantage la conviction que la précédente. Dès lors que l’on reconnaît que la « souveraineté nationale appartient au peuple », rien ne s’oppose à ce que le pouvoir constituant – soit, en 1958, le peuple français – ait décidé de confier le pouvoir de révision non seulement aux organes mentionnés à l’article 89, mais également à lui-même. De surcroît, la notion de rigidité constitutionnelle n’est pas une notion de droit positif français, et n’est consacrée par aucune norme appartenant à ce dernier. C’est une notion doctrinale qui a pour objet de décrire ou d’interpréter un certain état du droit positif. Affirmer que les dispositions de l’article 89 s’opposent au référendum constitutionnel direct parce que la Constitution est rigide, alors même que la rigidité – ou le degré de rigidité – de la Constitution résulte d’une interprétation de ces dispositions mêmes, revient donc à commettre une inévitable pétition de principe.

 

IV. Trois arguments en faveur de la thèse majoritaire

 

Trois arguments peuvent cependant être avancés en faveur de la doctrine majoritaire. S’ils n’emportent pas définitivement l’adhésion au profit de cette dernière, ils tendent néanmoins à nuancer fortement l’attrait que pourrait revêtir la thèse de la licéité du recours à l’article 11.

 

Le premier est tiré de la nature de la procédure prévue par l’article 89. Celui-ci prévoit, on le sait, une procédure en deux temps : un premier temps, celui de l’adoption ; un  second temps, celui de l’approbation. – Naturellement la chronologie de l’adoption comporte des étapes supplémentaires, qui n’ont pas besoin de retenir notre attention ici : proposition du Premier ministre, délibération en Conseil des ministres, etc. – La procédure d’adoption est commune aux projets et aux propositions de loi constitutionnelle. Elle s’achève par un vote en termes identiques du texte par chacune des deux chambres du Parlement. La procédure d’approbation, en revanche, est susceptible de différer selon les cas : le référendum constituant est possible dans tous les cas, mais, on le sait, l’article 89 al. 3 réserve au président de la République la possibilité de soumettre le projet de loi constitutionnelle à l’approbation du Congrès, à la majorité des 3/5 des suffrages exprimés.

 

Il en résulte que la procédure « par défaut » de révision de la Constitution comporte une approbation référendaire – ce que n’infirme pas le fait que, seuls des projets de loi constitutionnels ayant jusqu’ici été couronnés de succès, la voie de l’approbation par le Congrès ait été retenue toutes les fois sauf une. Or rien ne distingue de prime abord le référendum constitutionnel du référendum de l’article 11, si ce n’est précisément que celui-ci a pour objet l’adoption du projet de loi (ou pour le référendum de l’article 11 al. 3, non discuté ici, de la proposition), alors que celui-là a pour objet l’approbation d’un projet de loi constitutionnelle déjà adoptépar ailleurs. Il semblerait donc curieux que le constituant ait prévu deux procédures référendaires différentes pour un même objet, alors même que l’une de ces procédures est beaucoup plus contraignante que l’autre [1] et que c’est à la même autorité qu’il revient de faire discrétionnairement le choix entre l’une et l’autre. Autrement dit, si l’article 89 n’avait pas prévu de procédure référendaire, mais uniquement une procédure parlementaire, il eût été beaucoup plus difficile d’exclure que le constituant ait souhaité confier au peuple la possibilité de réviser lui-même la Constitution. En revanche, dès lors que l’article 89 prévoit déjà une procédure référendaire, il semble peu compréhensible (voire franchement irrationnel) de laisser ouverte une autre procédure référendaire moins contraignante, dès lors que c’est la même autorité qui est habilitée à choisir l’une ou l’autre des branches de l’alternative.

 

Le deuxième argument est tiré du fait que jusqu’en 1995 existait une procédure dérogatoire à celle prévue par l’article 89 et qu’elle était expressément désignée comme telle. L’ancien article 85 de la Constitution, relatif à la révision des dispositions du titre XII (devenu en 1993 titre XIII), consacré à la communauté, disposait en effet : « Par dérogation à la procédure prévue à l’article 89, les dispositions du présent titre qui concernent le fonctionnement des institutions communes sont révisées par des lois votées dans les mêmes termes par le Parlement de la République et par le Sénat de la Communauté » [2]. Dès lors que le pouvoir constituant a prévu, dès 1958, une dérogation explicite à l’article 89, ainsi défini comme déterminant la procédure normale, ou par défaut, de révision constitutionnelle, il semble peu compréhensible qu’il eût omis de faire de même à l’article 11 s’il avait eu pour intention d’en faire un vecteur de révision. Expressio unius exclusio alterius. De surcroît, même à supposer qu’une telle « dérogation implicite » puisse être trouvée dans l’intention du constituant, cela entraînerait des conséquences absurdes. Ainsi l’article 85 fonctionnant comme une Lex specialis, il rend impossible, en principe, le recours à la procédure générale de l’article 89 lui-même pour ce qui concerne les dispositions du titre XIII ; or comme on l’a remarqué plus haut, reconnaître un tel caractère de Lex specialis, même implicite, à l’article 11 aboutit au même résultat, fort peu intuitif, on l’admettra. – On notera au passage qu’en rigueur, l’article 14 de la loi constitutionnelle du 4 août 1995, qui abroge le titre XIII de la Constitution, a été adopté puis approuvé selon une procédure inconstitutionnelle puisqu’il aurait dû être adopté par le Sénat de la Communauté, qui, il est vrai, ne s’était plus réuni depuis 1960 !

 

Le troisième argument est tiré de la rédaction de l’article 11 lui-même. Outre l’organisation des pouvoirs publics et les matières ajoutées lors de la révision du 4 août 1995, l’article 11 dispose que peut être soumis à référendum tout projet de loi « tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions » (nous soulignons). Il résulte de ces dispositions que lorsqu’un traité est contraire à la Constitution – que cette contrariété ait été ou non reconnue par le Conseil constitutionnel saisi sur le fondement de l’article 54 ou sur celui de l’article 61 al. 2 – il ne saurait être soumis au référendum. Or la seule manière d’adopter un projet de loi autorisant la ratification d’un traité contraire à la Constitution est d’adopter également la norme de rang constitutionnel qui, levant l’obstacle, rend licite la loi autorisant la ratification. C’est, par conséquent, réviser la Constitution. Si l’article 11 avait permis au peuple, convoqué sur le fondement de l’article 11, d’adopter une de loi de ratification d’un traité inconstitutionnel, cette adoption aurait alors revêtu une double fonction : on aurait eu tout à la fois une loi portant « classiquement » autorisation de ratification et, de facto, une révision constitutionnelle. Or, c’est précisément ce qu’exclut l’article 11 de la Constitution, qui dispose que seuls les traités qui ne sont pas contraires à la Constitution – et qui par ailleurs ont une incidence sur le fonctionnement des institutions – peuvent voir leur ratification soumise à l’autorisation référendaire. Il en résulte que le peuple, convoqué sur le fondement de l’article11, n’a pas le pouvoir de réviser la Constitution afin de rendre possible la ratification d’un traité qui lui serait contraire. On ne voit pas alors ce qui justifierait que, dans les autres cas, le président de la République puisse utiliser l’article 11 pour opérer une révision constitutionnelle. On ne saisit pas la cohérence d’un dispositif qui prohibe le recours à l’article 11 pour réviser, fût-ce implicitement, la Constitution en vue de la ratification d’un traité, et qui l’autorise dans tous les autres cas.

 

Il est en fin de compte difficile d’apporter une réponse définitive à la question qui nous occupe. Aucun de ces trois arguments n’est à même de susciter pleinement et catégoriquement la certitude, alors que ceux avancés généralement en faveur de l’une ou l’autre thèse sont généralement affectés de vices irrémédiables. C’est à peine si on peut s’en remettre à la pratique – 1962, 1969 – tant cette pratique est ancienne et correspond à une vision du référendum qui semble aujourd’hui dépassée : il est difficile d’y chercher un plébiscite quand l’abstention prévisible y est supérieure à celle des élections départementales. Le lecteur, espérant un point de vue tranché, sera peut-être déçu par le propos nuancé que nous avons tenté de formuler. Il demeure que nous avons affaire, sur ce sujet comme sur tant d’autres, à une question constitutionnelle incertaine – certains diraient : indéterminée. C’est précisément ce qui rend le débat passionnant.

 

[1] On ne se prononce pas ici sur la légitimité d’une telle contrainte, qui aboutit à confier au Sénat un pouvoir de véto tout à fait exorbitant. Comme a pu le suggérer le Rapport Vedel (JO, 16 février 1993, p. 2551), le recours à l’article 11 est, au regard de cette contrainte, excusable ; mais cela ne le rend pas licite pour autant. C’est pour pallier ce défaut que le Rapport Vedel avait proposé de réviser l’article 89 de manière à créer une procédure alternative de révision, permettant, le cas échéant, au président de la République de surmonter le veto opposé par l’une ou l’autre des deux assemblées au projet ou à la proposition de révision.

[2] De manière très remarquable, la loi constitutionnelle du 4 juin 1960, adoptée selon la procédure même de l’article 85, avait ajouté à ce dernier un second alinéa ouvrant la possibilité de réviser le titre XIII au moyen d’un accord conclu entre tous les Etats de la Communauté ; situation assez rare que celle où la révision d’une Constitution interne peut être directement réalisée par un instrument de droit international…



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